PREMIERE CENTURIE
1. LÕamour est une disposition bonne de l'âme, qui lui fait
préférer à tout la connaissance de Dieu. Quant à parvenir à la possession
habituelle de cette charité, c'est chose impossible, tant qu'on garde une
attache à quelque, objet terrestre.
2. LÕamour naît de la liberté intérieure;
la liberté intérieure, de l'espoir en Dieu, l'espoir, de la patience et de la
longanimité, celles-ci, de la vigilante maîtrise de soi; la maîtrise de soi, de
la crainte de Dieu, et la crainte, de la foi au Christ.
3. Qui croit au
Seigneur craint le châtiment; qui craint le châtiment maîtrise ses passions; qui
maîtrise ses passions endure patiemment les afflictions, qui endure patiemment
les afflictions acquerra l'espoir en Dieu. Et l'espoir en Dieu sépare l'esprit
de toute attache terrestre; et l'esprit, ainsi détaché, possédera l'amour pour
Dieu.
4. Qui aime Dieu, à toutes ses créatures préfère sa connaissance et
sans cesse, dans l'ardeur de son désir, s'efforce vers elle.
5. Si tout être
n'a l'existence que par Dieu et pour Dieu, et si Dieu est au-dessus de ses
créatures, lÕhomme, qui abandonne Dieu, l'être incomparablement meilleur, pour
s'attacher à des objets de moindre valeur, montre qu'il préfère à Dieu ses
créatures.
6. Celui qui tient son esprit solidement fixé dans l'amour de Dieu
méprise tout le visible et son corps même, comme s'il appartenait à
autrui.
7. Si l'âme est meilleure que le corps, si incomparablement meilleur
que le monde est Dieu qui l'a créé, celui qui préfère à l'âme le corps et à Dieu
le monde créé par lui ne diffère en rien des idolâtres.
8. Détourner son
esprit de l'amour pour Dieu et de lÕattention assidue qu'il réclame, pour le
tenir fixé à quelque objet sensible, c'est faire passer avant lÕâme le corps,
et, avant Dieu le Créateur ce qui n'existe que grâce il Lui.
9. Si la vie de
l'esprit, c'est l'illumination de la connaissance, et si cette illumination,
c'est l'amour de Dieu qui la produit, on a raison de dire : Au-dessus de l'amour
de Dieu, il nÕy a rien.
10. Quand, dans le transport de la charité, l'esprit
émigre vers Dieu, il ne conserve plus aucun sentiment de lui-même, ni d'aucune
réalité existante. Tout illumine de la lumière infinie de Dieu, il devant,
insensible à tout ce qui n'existe que par Lui. Ainsi lÕÏil cesse de voir les
étoiles, quand le soleil se lève.
11. Toutes les vertus aident l'esprit à
l'amour brûlant pour Dieu, mais plus que les autres, l'oraison pure. Par elle
l'esprit, emporté vers Dieu comme sur des ailes, sÕéchappe complètement d'entre
les créatures .
12. Quand par lÕamour, la connaissance de Dieu ravit
l'esprit, et que, échappé d'entre les créatures, cet esprit perçoit l'Infinité
divine, alors, comme le divin Isaïe, frappé de stupeur, il prend conscience de
sa propre bassesse et répète avec conviction les paroles du prophète : Malheur à
moi ! Je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres souillées, j'habite au
milieu d'un peuple aux lèvres souillées et j'ai vu de mes yeux le Roi Seigneur
des armées !
13. Qui aime Dieu ne peut pas ne pas aimer aussi chaque homme
comme soi-même, tout choqué qu'il puisse être par les passions de ceux qui ne
sont pas encore purifiés. Aussi bien,à les voir se convertir et réformer leur
vie, il sent déborder en son âme une joie indicible.
14. Impure, l'âme
passionnée : convoitises et aversions la remplissent.
15. Qui constate en son
cÏur une trace d'inimitié envers quelqu'un, pour une offense quelconque, est
complètement étranger à l'amour de Dieu. Amour pour Dieu et haine pour un homme
sont de tout point incompatibles.
16. Celui qui m'aime, dit le Seigneur,
observera mes commandements. Or, mon commandement à moi, c'est que vous vous
aimiez les uns les autres. (Jn 14,15;15,12) Celui donc qui n'aime pas son
prochain n'observe pas le commandement, et qui n'observe pas le commandement ne
saurait aimer le Maître.
17. Heureux l'homme capable d'aimer tous les hommes
également !
18. Heureux l'homme qui ne s'attache à aucun objet périssable et
éphémère !
19. Heureux l'esprit qui a dépassé les créatures et jouit sans
cesse de la beauté de Dieu !
20. Celui qui prenant soin de sa chair, en
excite les convoitises et qui, pour des biens d'un instant, garde rancune à son
prochain, voilà celui qui adore la créature de préférence au Créateur. (Rom
13,14;1,15).
21. Qui garde son corps à l'abri du plaisir comme de la maladie
s'en fait un auxiliaire au service des biens supérieurs.
22. Qui échappe à
toutes les convoitises du monde devient inaccessible à toute tristesse du
monde.
23. Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien incapable
de garder ses richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à chacun ce
dont il a besoin.
24. Celui qui, en faisant l'aumône, veut imiter Dieu, ne
met aucune différence entre bon et méchant, honnête ou malhonnête homme, dès
lors qu'ils sont dans la nécessité. À tous il donne de même, à chacun selon ses
besoins, tout en préférant pour sa bonne volonté le bon au méchant.
25. Dieu,
par nature bon et sans passion, aime également tous les hommes, Ïuvres de ses
Mains, mais glorifie le juste, parce qu'il lui est intimement uni par la
volonté, et dans sa bonté a pitié du pécheur, l'instruisant en cette vie pour le
convertir. Ainsi l'homme bon et sans passion par volonté aime également tous les
hommes, les justes pour leur nature et leur volonté bonne, les pécheurs, pour
leur nature et par cette pitié, compatissante qu'on a pour un fou qui s'en va
dans la nuit.
26. Donner largement de ses biens est signe de charité; mais
combien plus distribuer la parole de Dieu et servir les autres !
27. Qui a
franchement renoncé aux biens du monde et, sans arrière-pensée, par amour, s'est
fat serviteur de son prochain, est bientôt délivré de toute passion et établi
participant de l'amour et de la connaissance de Dieu.
28. Qui possède en soi
l'amour de Dieu n'a plus de peine à suivre le Seigneur son Dieu, comme dit le
divin Jérémie, mais supporte généreusement peines, critiques, violences, sans
vouloir à personne le moindre mal.
29. Si quelquÕun t'a outragé, ou marqué
quelque mépris, prends garde aux calculs de la colère, de peur que, à la faveur
de ton amertume, ils ne te séparent de lÕamour pour t'établir dans les régions
de la haine.
30. Souffres-tu d'un outrage ou d'un manque d'égards ? Sache
qu'il y a pour toi grand profit à ce que ta vanité soit ainsi chassée
providentiellement par l'humiliation.
31. Le souvenir du feu ne réchauffe pas
le corps. De même une foi sans amour n'opère pas dans l'âme l'illumination de la
connaissance.
32. La Lumière du soleil attire à elle l'Ïil sain. De même la
connaissance de Dieu attire naturellement à elle, par lÕamour, l'esprit
purifié.
33. L'esprit est pur quand sorti de l'ignorance, il s'illumine sous
la lumière divine.
34. L'âme est pure quand, délivrée des passions, l'amour
de Dieu fait sa joie continuelle.
35. Une passion blâmable est un mouvement
de l'âme contre nature.
36. La liberté intérieure est un état de paix dans
lequel lÕamène se porte plus au mal qu'avec difficulté.
37. Qui est par ses
efforts entré en possession des fruits de la charité ne les abandonne plus,
dût-il souffrir mille maux. À preuve Étienne, disciple du Christ, et ses
pareils, et le Sauveur Lui-même priant son Père pour ses meurtriers :
Pardonne-leur : ils ne savent pas !
38. Amour signifie longanimité et bonté.
Donc s'irriter, se montrer méchant, c'est rompre avec lÕamour, et rompre avec
lÕamour, c'est rompre avec Dieu, puisque Dieu est amour.
39. Ne dites pas,
conseille le divin Jérémie : Nous sommes le temple du Seigneur ! (Jer 7,4) — Et
toi, ne va pas prétendre qu'à elle seule la foi en Jésus Christ notre Seigneur
peut te sauver : entreprise impossible, si par les Ïuvres tu n'acquiers son
amour. La foi toute seule... Mais les démons ont la foi et la crainte. (Jac
2,19).
40. Îuvres de la charité : bienfaisance cordiale envers le prochain,
longanimité, patience, tissage des choses selon la droite raison...
41. Qui
aime Dieu ne contriste personne et ne s'attriste contre personne pour des motifs
d'ordre temporel. Il n'inspire et ne ressent qu'une tristesse, mais salutaire,
celle que ressentit saint Paul au sujet des Corinthiens, et qu'il leur
inspira.
42. Qui aime Dieu mène sur terre une vie angélique, dans le jeûne,
les veilles, le chant des psaumes et la prière, jugeant bien de tout le
monde.
43. Qui veut une chose lutte pour l'acquérir. Or de tous les objets
bons et désirables, Dieu est incomparablement le meilleur et le plus désirable.
Quelle ardeur doit donc être la nôtre, pour acquérir ce bien en soi bon et
désirable !
44. Ne souille pas ta chair par des actes honteux, ne salis pas
ton âme par des pensées perverses, et la paix de Dieu viendra sur toi, porteuse
de lÕamour.
45. Maltraite ta chair par le jeûne et les veilles, vaque sans
relâche au chant des psaumes et à l'oraison, et la consécration de la chasteté,
viendra sur toi, porteuse de lÕamour.
46. Jugé digne de la divine
connaissance et pourvu, grâce à lÕamour, de son illumination, jamais plus on ne
se laissera emporter par l'esprit de la vaine gloire. Jusque là, on reste pour
lui une proie facile. Si donc alors, en toutes les actions que Dieu nous donne
d'accomplir, nous nous tournons vers Lui, comme faisant tout à cause de Lui,
avec son secours nous échapperons aisément à ce danger.
47. Qui nÕa pas
encore obtenu la connaissance divine, fruit de lÕamour, s'enorgueillit des actes
qu'il accomplit selon Dieu. Mais lorsqu'il en a été jugé digne, c'est avec une
conviction profonde qu'il redit les paroles du patriarche Abraham quand il fut
gratifié de la manifestation divine : Je ne suis, moi, que terre et cendre. (Gen
19,27).
48. Qui craint Dieu a pour compagne assidue l'humilité : grâce aux
pensées qu'elle lui inspire, il parvient à l'amour et à la reconnaissance pour
Dieu. Elle lui rappelle comment autrefois il a vécu selon le monde, les
défaillances de toute sorte, les tentations éprouvées depuis sa jeunesse,
comment le Seigneur l'a délivré de tout cela et l'a, d'une existence de proie
aux passions, fait passer à une vie selon Dieu. Alors, avec la crainte, lÕamour
le saisit, et il ne cesse, plein d'une humilité profonde, de rendre grâces au
bienfaiteur et au guide de notre vie.
49. Garde-toi de souiller ton esprit en
accueillant les pensées de convoitise et de colère. Sinon, de l'oraison pure, tu
tomberas dans la paresse spirituelle.
50. Il perd du coup toute familiarité
avec Dieu, l'esprit qui devient coutumier de pensées mauvaises ou
impures.
51. L'insensé, jouet de ses passions, quand sa colère en mouvement
le bouleverse, suit aveuglément lÕimpulsion de fuir ses frères ; au contraire,
quand sa convoitise ranime son ardeur, il change du tout au tout et court à eux,
plein de prévenances. La conduite du sage, dans la même alternative est tout è
lÕoppose : du côté colère, il a supprimé toute cause de trouble et se garde de
toute amertume contre ses frères; du côté convoitise, il maîtrise tout élan
irraisonné qui le porte vers eux.
52. À lÕheure de la tentation, ne quitte
pas ton monastère, mais tiens bon, généreusement, sous la tempête des pensées,
celles de tristesse et de découragement surtout. Car, providentiellement éprouvé
par ces afflictions, tu verras s'affermir ta confiance en Dieu. Mais si tu
quittes la place, preuve est faite de ton insignifiance, de ta lâcheté, de ton
inconstance.
53. Si tu veux garder lÕamour telle que Dieu l'a réglée, ne
laisse pas ton frère se coucher avec un sentiment d'amertume envers toi et, de
ton côté, ne te couche pas avec un sentiment dÕamertume à son égard, mais va te
réconcilier avec ton frère, et tu viendras offrir au Christ, avec une conscience
pure et dans une oraison fervente, le don de lÕamour.
54. Tous les dons du
saint Esprit, sans lÕamour, ne servent de rien, selon le divin Apôtre. Aussi, de
quel zèle devons-nous faire preuve pour l'acquérir !
55. LÕamour ne fait
point de mal au prochain. Aussi envier son frère, s'attrister de sa bonne
réputation, éclabousser de traits d'esprit la bonne opinion qu'on a de lui, ou à
l'occasion lui tendre un piège par malveillance, n'est-ce pas nécessairement
s'exclure de lÕamour e tomber sous le coup du jugement éternel ?
56. La
plénitude de la loi, c'est lÕamour. Aussi garder rancune à son frère, lui
dresser des embûches, lui souhaiter du mal et se réjouir de sa chute, n'est-ce
pas nécessairement aller contre la loi et mériter le châtiment éternel ?
57.
Celui qui dénigre son frère el le juge, dénigre et juge la loi. Or, la loi du
Christ, c'est lÕamour. N'est-il pas fatal, par conséquent, que le médisant
s'exclue de l'amour du Christ et se prépare à lui-même le châtiment éternel
?
58. Ne rends pas ton oreille complice d'une méchante langue, ni ta langue
d'une oreille qui aime la médisance, en prenant plaisir à parler ou écouter à
tort et à travers; tu risquerais de t'exclure de l'amour divin et, pour la vie
éternelle, d'être laissé dehors.
59. Ne souffre pas qu'on insulte ton père,
et garde-toi d'encourager celui qui lui manque de respect, sous peine d'attirer
la colère du Seigneur sur tes Ïuvres, et d'être exclu de la terre des
vivants.
60. Ferme la bouche à qui médit à tes oreilles, sous peine de
commettre avec lui un double péché; nourrir en toi-même une passion dangereuse,
et le laisser, lui, parler inconsidérément de son prochain.
61. Et moi je
vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez
pour ceux qui vous calomnient. Pourquoi ces préceptes du Seigneur ? — Pour
t'arracher à la haine, à l'amertume, à la colère, la rancune, pour te rendre
digne de ce bien suprême qu'est l'amour parfait, bien qu'on ne saurait posséder
tant qu'on n'aime pas également tous les hommes, à l'exemple de Dieu qui aime
également tous les hommes, veut leur salut à tous, el qu'ils viennent à la
connaissance de la vérité.
62. Et moi je vous dis de ne pas tenir tête au
méchant : à qui te frapperait sur la joue droite, tend l'autre aussi. À qui veut
plaider pour prendre ta tunique, abandonne jusqu'à ton manteau. À qui peut
l'obliger à une marche de mille pas, tiens compagnie pendant deux mille.
Pourquoi ces recommandations ? C'est qu'il veut te préserver toujours, toi, de
la colère, du trouble et de l'amertume, donner à l'autre une leçon par le
spectacle de ton inaltérable patience et vous amener ensemble, dans sa bonté,
sous le joug de lÕamour.
63. Quand un objet a fait impression sur nous, nous
conservons de lui des images passionnées. Aussi, maîtriser ces images
passionnées, c'est du même coup mépriser les objets dont elles viennent. Plus
ardue, en elle, est la lutte contre les souvenirs que contre les objets, tout
comme pécher en pensée est plus facile que pécher en acte.
64. Parmi les
passions, on distingue celles du corps et celles de l'âme. Celles du corps
prennent leur origine du corps lui-même; celles de lÕâme, des objets extérieurs.
Elles sont éliminées par lÕamour et la maîtrise de soi, celles de l'âme par
lÕamour, celles du corps par la maîtrise de soi.
65. Parmi les passions, les
unes se rapportent à la partie irascible de l'âme, les autres à la
concupiscible. À toutes, ce sont les objets sensibles qui donnent le branle, ce
qui se produit dans les périodes ou charité et maîtrise de soi sont absentes de
l'âme.
66. Plus difficiles à combattre sont les passions de la la partie
irascible de l'âme, plus faciles celles de la partie concupiscible. C'est
pourquoi aussi plus énergique est le remède que le Seigneur a donné contre la
colère : le précepte de lÕamour.
67. Toutes les autres passions affectent
dans l'âme, soit la partie irascible, soit la concupiscible, soit même (lÕoubli
et l'ignorance par exemple), la raisonnable. Mais la paresse spirituelle, qui
s'attaque à toutes le puissances de l'âme, émeut à la fois presque toutes les
passions; et c'est pourquoi, entre toutes, elle est redoutable. Précieuse donc
la parole du Maître, qui lui oppose le remède : Par votre patience, gagnez vos
âmes. (Luc 21,19)
68. Garde-toi d'offenser aucun de tes frères. Car
peut-être, incapable de supporter la peine, il s'en ira. Et tu n'échapperais
plus alors aux reproches de ta conscience, qui toujours, au moment de l'oraison,
t'apporteraient la tristesse, interdisant à ton esprit tout commerce familier
avec Dieu
69. Garde-toi d'accueillir soupçons ou personnes qui tendraient à
te scandaliser au sujet de tel ou tel. Car ceux qui, de quelque façon que ce,
soit, se font un scandale des événements, voulus ou non,ne connaissent pas la
paix, cette route qui par lÕamour mène à la connaissance de Dieu ceux qui en
sont épris.
70. Il n'a pas encore la charité parfaite, celui dont les
dispositions changent au gré de celles d'autrui, qui par exemple aime celui-ci,
déteste celui-là pour un oui ou pour un non, ou bien aujourd'hui aime, demain
détestera la même personne pour les mêmes motifs.
71. La charité parfaite
n'admet, entre les hommes qui ont tous même nature, aucune distinction basée sur
la différence des caractères. Elle ne voit jamais que cette unique nature, elle
aime également tous les hommes, les bons à titre d'amis, les méchants à titre
d'ennemis, pour leur faire du bien, les supporter, endurer patiemment tout ce
qu'on reçoit de leur part, refusant obstinément d'y voir la malice, allant
jusqu'à souffrir pour eux si l'occasion s'en présente. Ainsi peut-être s'en
fera-t-on des amis , jamais du moins on ne sera infidèle à soi-même, et sans
cesse, à tous les hommes également, on montrera les fruits de lÕamour. Notre
Dieu et Seigneur Jésus Christ a bien, Lui, montré son Amour en souffrant pour
l'humanité entière, et en donnant gratuitement à tout le monde la possibilité de
ressusciter un jour, chacun restant maître de mériter la gloire ou le
châtiment.
72. Ne pas mépriser gloire et obscurité, richesse et pauvreté,
plaisir et douleur, c'est n'avoir pas encore la charité parfaite. La charité
parfaite méprise non seulement tout cela, mais encore la vie temporelle et la
mort.
73. Écoute ceux qui ont obtenu le don de la parfaite charité, quel
langage ils tiennent . Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation ?
L'angoisse ? La persécution ? La faim ? Le dénuement ? Le danger ? L'épée ? (Il
est bien écrit : à cause de Toi tout le jour nous sommes mis à mort, on nous
regarde comme des moutons de boucherie !) — Mais dans toutes ces épreuves nous
sommes plus que vainqueurs, grâce à Celui qui nous a aimés. Oui, je suis bien
sûr que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni présent,
ni avenir, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous
séparer de l'amour de Dieu qui est dans le Christ notre Seigneur ! (Rom
8,35-39)
74. Et sur l'amour du prochain, écoute aussi : Je dis la vérité dans
le Christ, je ne mens pas, ma conscience m'en rend témoignage par le saint
Esprit c'est pour moi une tristesse immense, un chagrin incessant dans mon cÏur.
Je souhaiterais d'être rejeté loin du Christ pour mes frères, ceux de ma race,
de ma chair, ceux d'Israël, et la suite... De même Moïse et les autres saints.
(Ibid., IX, 1-3).
75. Sans mépriser gloire, plaisir et ce qui les entretient
et dont ils ont fait naître la passion : l'avarice, possible de couper court aux
prétextes de la colère. Or, sans y couper court, impossible de trouver la
charité parfaite.
76. L'humilité et la souffrance, délivrent l'homme de tout
péché, en supprimant, la première les passions de l'âme, l'autre celles du
corps. C'est, semble-t-il, l'exemple que nous donne le bienheureux David, quand
il dit dans sa prière : Vois ma misère et ma peine et enlève tous mes péchés.
(Ps 24,18).
77. Les préceptes sont le moyen dont le Maître se sert pour
amener à la liberté intérieure quiconque les pratique, et son enseignement
divin, le moyen par lequel il accorde l'illumination de la connaissance.
78.
Dans son ensemble, cet enseignement a un triple objet : 1° Dieu, 2° les êtres,
visibles et invisibles, 3° lÕaction en eux de la Providence et du Jugement
divins.
79. LÕaumône est le traitement de la colère : le jeûne, le remède de
la convoitise; l'oraison, elle, purifie l'esprit et le prépare à la
contemplation des êtres. Pour les facultés de l'âme le MaÎtre nous a également
donné ses préceptes.
80. Sur la parole : Apprenez de Moi que doux el humble
de cÏur, (Mt 11,29) etc. » La douceur garde à l'abri du trouble la partie
irascible de l'âme, lÕhumilité libère l'esprit de l'orgueil et de la vaine
gloire.
81. Y a deux craintes de Dieu : l'une, qui naît en nous sous la
menace du châtiment, el engendre tour à tour la maîtrise de soi, la confiance en
Dieu, la liberté intérieure, mère de lÕamour; l'autre, compagne inséparable de
lÕamour même, qui entretient sans cesse dans l'âme le respect, de peur que la
familiarité inhérente à lÕamour ne dégénère en mésestime de Dieu.
82. La
première sorte de crainte, lÕamour parfait la chasse de lÕâme qui, la possédant,
ne craint plus le châtiment; mais la seconde, comme je viens de le dire, se
joint à elle et la garde toujours. À la première s'appliquent les textes : La
crainte du Seigneur détourne toujours du mal. La crainte du Seigneur est le
commencement de la sagesse. (Pro 15,27) Et à la seconde : La crainte du Seigneur
est pure et demeure à jamais. Rien ne manque à ceux qui le craignent. (Pro
1,7)
83. Faites mourir vos membres, ceux de la terre fornication, impureté,
passion, convoitise mauvaise, cupidité, (Col 3,5) etc... La terre désigne ici la
prudence de la chair la fornication, l'acte même du péché; l'impureté, le
consentement, la passion, c'est la pensée passionnée; la convoitise mauvaise, la
simple acceptation de la pensée de la convoitise; la cupidité, la matière
première et l'aliment de toute passion. Et voilà tout ce que le divin Apôtre
nous enjoint de mettre a mort, comme membres de la prudence de la chair.
84.
D'abord, la mémoire présente à l'esprit une pensée simple. Cette pensée dure, et
la passion se met en branle, puis, si elle n'est écartée, elle pousse l'esprit à
consentir. Ce consentement donné, la seule étape qui reste est le péché
d'action. Aussi est-ce fort sagement que l'Apôtre, dans une lettre à des
chrétiens sortis du paganisme, leur prescrit de s'attaquer d'abord au péché
d'action, et ensuite, méthodiquement, de remonter pas à pas vers la cause. Et
cette cause, je l'ai dit, c'est quelque cupidité qui met en branle et entretient
la passion, par exemple la gourmandise qui engendre et entretient la Iuxure. La
cupidité en effet est mauvaise non seulement quand elle a pour objet l'argent,
mais aussi quand elle s'attache à la bonne chère; et en revanche, la tempérance
est bonne non seulement quand elle a pour objet la nourriture, mais aussi quand
elle s'applique à l'argent.
85. Un moineau pris par la patte, s'il veut
s'envoler, est retenu par son lien. Ainsi l'esprit qui n'a pas encore la liberté
intérieure, s'il tente de s'élancer vers la connaissance des réalités célestes,
retombe sur terre, entraîné par la force des passions.
86. Mais, libre de
toute passion, il s'élance sur la route, sans tourner la tête, vers la
contemplation des êtres et, au delà, vers la connaissance de la sainte
Trinité.
87. Devenu pur, l'esprit, dès qu'il perçoit les notions des êtres,
passe à leur contemplation spirituelle. Redevenu impur par sa négligence, il se
représente encore dans leur pureté les notions des autres objets, mais, sÕiI
s'agit de choses humaines, elles lui inspirent des pensées viles et
perverses.
88. Lorsque pendant l'oraison jamais aucun souvenir du monde ne
vient te troubler l'esprit, sache alors que tu n'es plus hors du domaine de la
liberté intérieure.
89. Lorsque l'âme prend conscience de sa bonne santé, ses
imaginations, même dans le rêve, commencent à lui apparaÎtre pures et sans
trouble.
90. Comme les beautés visibles le sens de la vue, la connaissance de
l'invisible attire l'esprit purifié. Par l'invisible, j'entends les êtres
incorporels.
91. N'être plus attaché aux objets, c'est bien; mais garder sa
liberté, intérieure devant leurs images, c'est beaucoup mieux. Aussi bien les
démons nous font par nos pensées une guerre bien plus dure que par les objets
mêmes.
92. Celui qui pratique à la perfection les vertus et a acquis le
trésor de la connaissance voit désormais les choses selon leur nature et par
conséquent agit et pense toujours selon la droite raison, sans jamais se
tromper. Car cÕest l'usage raisonnable ou déraisonnable que nous faisons des
choses qui nous fait vertueux ou pervers.
93. Un indice de haute liberté
intérieure, c'est que les représentations des objets surgissent dans l'âme en
leur simplicité, dans la veille ou dans le rêve.
94. Par la pratique des
commandements l'esprit se dépouille des passions; par la contemplation
spirituelle des choses visibles, il quitte les représentations passionnées qu'il
a des objets; par la connaissance des réalités invisibles, il se dégage de la
contemplation des choses visibles et de cette connaissance enfin, par celle de
la sainte Trinité.
95. Le soleil une fois levé éclaire le monde, rendant
visible, avec lui, tout ce qu'il éclaire. Ainsi le soleil de justice, quand il
se lève dans l'esprit purifié, se manifeste lui-même, et fait connaÎtre les
raisons de tout ce qui existe et existera par lui.
96. Nous ne connaissons
pas Dieu dans son Essence, mais par la magnificence de sa création et l'action
de sa Providence, qui nous présentent, comme en un miroir, le reflet de sa
Bonté, de sa Sagesse et de sa Puissance infinies.
97. L'esprit purifié ou
bien a des représentations simples et pures des choses humaines, ou bien
contemple naturellement les êtres, visibles ou invisibles, ou bien reçoit la
lumière de la saint Trinité.
98. Parvenu à la contemplation des êtres
visibles, l'esprit tantôt cherche leurs raisons naturelles, tantôt ce qu'ils
signifient, tantôt leur cause elle-même.
99. S'il s'adonne à la contemplation
des réalités invisibles, l'esprit cherche leurs raisons naturelles, la cause de
leur existence, leurs conséquences et enfin l'action sur elles de la Providence
et du Jugement divins.
100. Mais, arrivé à Dieu, l'ardeur de son désir lui
fait chercher d'abord ce qu'est l'Essence divine, car il ne trouve de
consolation en rien de ce qui lui ressemble. Mais c'est une entreprise
impossible et la connaissance de l'Essence de Dieu est également inaccessible a
toute nature créée. Il se contente donc des attributs, c'est-à-dire, l'éternité,
l'infinité, l'invisibilité, la bonté, la sagesse, la puissance qui crée,
gouverne et juge les êtres. Cela seulement est en lui parfaitement
compréhensible : quÕIl est infini, et le fait même de ne rien connaître est déjà
une connaissance transcendante à l'esprit, comme l'ont montré les théologiens
Grégoire et Denys.